Les grand(e)s maron(e)s

Chapitre 3 - approche historique / ethno-linguistique

De l’histoire à la légende

Sur près d’un millier de marons tués et capturés d’après les déclarations des détachements et des particuliers de 1739 à 1767, certains noms résonnent encore aujourd’hui comme des emblèmes du refus et de la résistance à la condition servile. La connaissance de la vie de beaucoup d’entre eux reste encore énigmatique car les sources historiques combinées aux sources littéraires sont bien souvent lacunaires et parfois contradictoires.

L’approche ethnolinguistique permet alors d’aborder la biographie de certains de ces hommes et femmes à partir du croisement des sources conventionnelles et de l’étude des noms des lieux et des personnes, notamment en explorant la langue et la civilisation malgache anciennes.

Capitaine Dimitile

Le guetteur
Dimitil, Dimitile, ancien esclave de l’abbé Criais, est connu par le témoignage circonstancié de Jeanneton (ADR. C° 986. 21  mars  1743), une esclave mozambicaine qu’il a enlevée et qui arrive à s’échapper au bout de dix mois. Ce témoignage donne une idée de la vie ordinaire des groupes et a d’ailleurs permis aux chasseurs de Noirs de les combattre plus facilement. Dimitile est le seul grand chef maron connu portant le titre de « capitaine ». Mais il y en a eu d’autres très certainement. Il a lui-même sous ses ordres des chefs comme Simitave ou Cimandare, mais tous sont sous le commandement suprême du roi Laverdure.

Les titres de « roi », « reine », « capitaine » semblent de dérision sans la considération d’une lutte politique armée mise en œuvre depuis le début du maronage à Bourbon pour l’établissement d’un royaume malgache libre. D’ailleurs une stratégie et une discipline quasi militaires sont établies au sein des groupes de combattants comme l’attestent les règlements de compte entre marons, notamment envers les traitres.

Extrêmement actif et organisé, Capitaine Dimitile mène des opérations, notamment des « descentes », minutieusement préparées, pour lesquelles des agents vont se renseigner régulièrement auprès d’esclaves des habitations. Avant l’attaque, le capitaine en évalue les ressources en nourriture et en armes pour le ravitaillement des unités, rendu de plus en plus difficile par le rétrécissement de leur territoire et la récente grande battue par près de 1 250 chasseurs de Noirs décidée par Labourdonnais en mars 1739 qui a décimé les marons. Ces mêmes agents le renseignent sur le mouvement des chasseurs pour l’aider à élaborer les plans de campagne.

Un exemple significatif : le groupe s’apprêtait à descendre chez un propriétaire nommé Touchard quand Jean, de la propriété Desforges au Gol, et probablement agent de renseignement permanent survient et leur annonce que les Blancs se disposent à faire une battue. Dimitile décide alors qu’ils n’auront aucun campement durable. Harcelés par plusieurs détachements partis de Saint‑Denis et de Saint-Paul en même temps, les combattants se scindent en plus petits groupes pour plus de mobilité mais n’abandonnent pas.

Son nom est programmatique et désigne sa fonction : « Dimy » est attribué comme nom au cinquième enfant d’une famille, surtout s’il s’agit d’un garçon, raison d’une grande fierté, pour saluer en sa naissance une nombreuse progéniture. Donc son nom de naissance « Dimy » a été complété de sa fonction de Maron « tily », qui signifie « guetteur, sentinelle », dans tous les sens du terme, pour assurer la sécurité des siens.

Marons et traditions au temps d’Eugène Dayot

Quelles traditions existaient à propos des marons du temps de Dayot, surtout auprès de la population d’origine servile ?

On se doute qu’il y avait dans ces temps des traditions, peut‑être essentiellement orales qui faisaient revivre les temps anciens. Les domestiques afro-malgaches des familles blanches devaient contribuer à entretenir dans la mémoire ces « histoires » effrayantes et fascinantes.

Quels récits accompagnaient la vue imposante sur les pitons de l’île ? Il est frustrant de ne pas connaître les sources de Dayot. Qu’a-t-il puisé dans une tradition certainement encore vivace à son époque de l’existence d’Anchain et de Pitsana (Pitre) ? Qu’en disait-on alors ?

En tout cas, l’auteur s’est basé sur des traditions bien ancrées qu’il nous est impossible aujourd’hui d’apprécier et d’évaluer. Et nous lui sommes redevables de les avoir rapportées. Maintenant il faut procéder à une critique impartiale de cette œuvre puissante mais ambigüe. Car indubitablement, Dayot véhicule une idéologie raciste et inhumaine, somme toute ordinaire de la période de l’esclavage de son époque.

Aujourd’hui des éléments de ce roman représentent une chance inouïe de lier légende et Histoire ! Les recherches actuellement plus complètes ont permis de relier des liens ténus qui ne demandent qu’à être explorés et approfondis.

Au-delà de toute critique, il faut donc rendre à Dayot ce qui lui est propre : il a donné à voir et à imaginer à la manière d’une épopée ces périodes troubles que l’Histoire a longtemps ignorées et même occultées. Avec ces limites, essentiellement sa position de fils de négrier dont il faut tenir compte, Bourbon Pittoresque a nourri longtemps l’imaginaire collectif de tout un peuple, avide du récit des temps anciens.

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Pitre

L'énigmatique
Pitre, Puce, Pitse, Pitsana : tous ces noms désignent une même personne, un énigmatique grand chef maron, ancien esclave d’Emmanuel de Matte de Saint-Denis. Il mène avec 3 autres chefs une révolte importante d’esclaves le 27 janvier 1705 « pour se rendre maîtres de l’île ». Un procès a lieu (ADR. C° 2791, Arrêt du 17 février 1705) qui condamne à mort les autres meneurs, alors que Pitsana est en fuite. Pris et emprisonné le 28 février 1705, il est jugé le 3 mars 1705. Multirécidiviste, il est condamné « à avoir le pied droit coupé au ras du métatarse». Il faut dire que Mathieu, chef présumé du groupe, condamné à mort, a pris sur lui toutes les responsabilités du délit et dédouané Pitsana, qui a pu s’en sortir vivant mais mutilé du pied droit. Ces co-équipiers Mathieu, Sambo et Sébastien sont tombés, Pitsana prend la relève et continue le combat, probablement en retrait dans les hauts, comme coordinateur puis roi ? Son handicap ne lui permet plus l’action directe. Il n’y a plus aucun document ultérieur qui parle de la personne de Pitsana.

En revanche d’autres éléments historiques plus tardifs sont évoqués à son sujet comme des lieux répertoriés (cf. carte du maronage) : « Camp-de-Puces » ou « Camp-de-Pitse » et « Berceau de Pitre », de même que « Boucan de Pitre ». À ce sujet un éclairage déterminant est apporté par J.‑M. Mac Auliffe reprenant le rapport de détachement du 30 août 1752 de Mussard, qui parle du Serré, au-dessous du Berceau de Pitre : « un marron en défend le passage en faisant rouler des roches. C’est le Camp de Pitse […] Le Créole, francisant tout, dit aujourd’hui Camp-de-Puces ». Le camp est alors occupé par le chef maron Laverdure poursuivi par François Mussard.

Le légendaire roi malgache du royaume de l’Intérieur :
Pitre dans “Bourbon Pittoresque”

En 1748, 43 ans après la disparition du chef maron dans la nature, selon Dayot, un certain Pitre est présenté comme le roi sage du royaume malgache de l’intérieur, un vieillard infirme, porté dans une carapace de tortue géante pour se déplacer. « Pitsana » signifie en malgache « petit et agile », ce qui justifie la possibilité de le transporter dans une carapace de tortue géante.

Tous les éléments s’imbriquent parfaitement les uns dans les autres et s’éclairent mutuellement : le nom, les circonstances, les lieux attachés à sa mémoire, la temporalité.

Avec la haute figure de Pitsana nous avons un des rares, sinon l’unique portrait physique et moral d’un vieux chef maron puissant et fin stratège puisqu’il ne tombera pas sous les balles des chasseurs de Noirs, ni exécuté.

— Pitre est donc mort ? demanda Jean-Baptiste. Est-ce bien certain ?

— Oui, répondit Mussard ; chargé d’années et plus encore d’infirmités, n’osant pas se fier à ses jambes ; il se faisait porter dans l’écaille d’une énorme tortue ; et il paraît qu’il y a un mois environ, traversant un des passages dangereux d’Orère, cette grande ilette au-dessus du ravin le Bémale, ses porteurs glissèrent et tombèrent avec lui dans le précipice. […]

Et tout de même continua t-il, c’est fâcheux que ce coquin de Pitre soit mort ; c’était un honnête gueux qui menait bien ses gens, cultivait le maïs, les pommes de terre, et ne s’attaquait qu’aux cabris, aux fouquets et aux andettes. Puis je l’aimais pace qu’il avait été baptisé, pas par lui-même celui-là, mais par le Père Hyacinthe qui plus est. 


Eugène Dayot, Bourbon Pittoresque in Le Courrier de Saint-Paul, 1844

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Anchaing

Enfin révélé ?
D’après le roman d’Eugène Dayot Bourbon pittoresque, publiées dans Le Courier de Saint-Paul à partir de 1844, Anchain ferait partie du groupe des dix Malgaches arrivés en 1663 avec Louis Payen et son compagnon sur l’île de Bourbon. Il se serait réfugié rapidement sur un piton situé entre la rivière du Mât et la ravine des Trois-Bras et se serait marié 40 ans plus tard. Il aurait vécu assez longtemps pour avoir une nombreuse descendance. En 1748, toujours selon Dayot, le vieux roi Pitre (Pitsana), meurt à son tour. Il aurait ainsi succédé à Anchain entre temps à une date non précisée. Toutefois, il se serait passé 43 ans depuis qu’il aurait rejoint Anchain et le royaume de l’Intérieur. L’existence attestée de Pitsana par les sources historiques officielles permet d’accréditer certains points du récit donné comme « roman » par Dayot lui-même, et notamment la présence d’Anchain à ce moment de l’histoire. Pour autant, cela ne veut pas dire que tout le récit de Dayot soit historiquement vrai !

Après les études axées sur les 10 premiers habitants de La Réunion faites ces dernières années, ce personnage qui semblait seulement de fiction prend aujourd’hui une couleur historique troublante.

En effet, des éléments véridiques et d’autres vraisemblables étayent son existence et son rôle de fondateur effectif et idéologique du royaume de l’intérieur en tant que grand maron qui n’a jamais accepté le système esclavagiste et qui a organisé une résistance active et définitive. Dans sa lignée s’inscriraient des chefs historiques comme Pitsana, Laverdure et autres Manzak qui ont continué le combat.

La réalité de l’arrivée des 10 esclaves malgaches avec Louis Payen en 1663 ne fait aucun doute, comme leur maronage et le retour sur le littoral en 1665. Mais nous n’avons aucune mention des noms, à part les 3 sœurs Kaze (Case). Par reconstitution, émergent parmi les hommes Mousse, Lamboutique et Lahératchy. Les 4 autres restent toujours inconnus. Il se peut que le jeune Anchain soit l’un d’eux.

Par ailleurs le piton d’Anchain et sa configuration accréditent la possibilité d’un poste de guet intéressant servant aussi de ralliement et de refuge à d’autres marons. La composition de ce toponyme malgache est classique : « Chez Saina ». « An » est un locatif « chez », suivi du nom du personnage occupant des lieux, en l’occurrence « Saina », anthroponyme courant avec des variantes comme Sanne ou Seine rencontrées à Bourbon.

On peut aussi évoquer l’existence d’Athanase Touchard, ledit meurtrier d’Anchain, ainsi que celle du Père Hyacinthe, qui l’aurait baptisé. Il faudrait retrouver cet acte de baptême pour l’heure inconnue. En tout cas, les dates évoquées sont cohérentes.

Pour le moment, il est impossible d’en dire plus : il faut continuer les recherches. Mais on peut déjà retenir l’idée d’une organisation politique et guerrière solides parmi les marons dès les premiers temps. Ainsi, malgré une répression constante et féroce de l’administration coloniale le maronage n’a jamais été éradiqué.

 Anchaing était un des sept premiers esclaves de Bourbon : très jeune encore, arrivé dans l’île, il se sauva dans les montagnes, se fixa sur ce piton situé entre la rivière du Mât et la ravine des Trois-Bras, qui porte aujourd’hui son nom. Depuis quarante ans, à l’époque où se passe cette histoire, il vivait dans la solitude la plus complète sur ce rocher dont il avait été le Robinson. […]

Anchaing ne s’était jamais beaucoup éloigné de sa caverne ; il vivait paisiblement de chasse, de pêche et de racines qu’il cultivait. Le haut de son piton était un observatoire d’où partaient souvent des signaux convenus, pour avertir de l’approche des blancs, Cimendef, Fatie, Diampare, Phaonce et Bâlle lui-même, le grand roi. Souvent aussi, quand les bandits et leur troupe se trouvaient pris pendant leur chasse aux cabris sauvages par un parti nombreux de détachements, le signal de ralliement paraissait du haut du piton. Toute la troupe en silence se dispersait de différents côtés et tous, moitié rampant comme des serpents, moitié bondissant comme des panthères, suivant la conformation du terrain à parcourir, arrivaient à l’unique refuge, la caverne d’Anchaing, cette protectrice de leur liberté. L’échelle en corde restait pendante tant que le dernier de la troupe n’était pas rentré au rendez-vous. Alors elle disparaissait, remontant à la grotte, et là les malheureux, se trouvant libres et fort, attendaient que le danger fût passé.»


Eugène Dayot, Bourbon Pittoresque in Le Courrier
de Saint-Paul
, 1844

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Femmes marones

La vie rude des hauts de Bourbon met naturellement en valeur les hommes et leur force physique pour aménager et défendre leur territoire. Mais les femmes y jouent aussi un rôle primordial pour la nourriture, par exemple, fournie en grande partie par les cultures vivrières autour des camps et la cueillette. Plus fondamentalement, elles donnent un sens à leur existence en donnant la vie à des enfants, futurs marons de la cité, les dénommés « créoles des bois ». Et quand les hommes ne reviennent pas d’une expédition, c’est naturellement à elles que revient la survie du camp et surtout celle des enfants.


Diavaule & Fare

septembre  1739 

Parmi des marons en fuite, Layfa, Mandine et deux femmes Diavaule et Fare sont surpris par des chasseurs et poursuivis. Mandine est abattu. Les femmes s’arrêtent et se plaignent bruyamment auprès des chasseurs d’avoir été enlevées de force. Layfa a ainsi le temps de s’en sortir. On note que Fare a déjà été reprise le 7 août de la même année après un autre prétendu enlèvement.


Raharian

septembre  1751

Raharian(e) ex-esclave de Vignol de Sainte-Suzanne, est -surprise au camp de Massack. Elle tente de s’enfuir pour ne pas se rendre et se fait abattre. Son mari Massack un peu plus tard se fait aussi abattre. Fait tout à fait banal en ces temps de violence sauf que son nom de marone dénote une spiritualité et une philosophie remarquable pour une personne qui sort de l’esclavage. De Rahariana, « Ra » : marqueur de respect, « hari », soleil, « iana » forme grammaticale optative : « Femme irradiée de lumière ».

Boris Gamaleya lui dédie le poème : « Vali pour une reine morte » et Nicolas Gérodou l’évoque dans Le passage des Lémures en pays Mafate.


Bonne, Zavelle & Mangalle

juin  1752 

À l’îlette à Corde (Cilaos), les chasseurs découvrent avec stupeur une installation de longue date où se côtoient 3 générations de marones avec des enfants. Le chasseur Edme Cerveau « tue une vieille négresse nommée Bonne, dont la fille : Zavelle, de son nom malgache, était la mère de Mangalle ».


Pame

août  1752 

Lors de l’attaque d’un camp de marons dans la rivière des Galets : « [les chasseurs] auraient vu une négresse [Pame] portant un enfant laquelle se voyant sur le point d’être prise s’est jetté dans un grand rampart avec son enfant ». C’est un exemple parmi de nombreux autres où les femmes se suicident avec des bébés au lieu de revenir chez le maître.


Simanandé

1772 

Simanandé, femme malgache arrivée comme esclave, et son fils Tsifaron, s’était enfuie très peu de temps après son arrivée et rejoint un camp de marons. Elle ignore tout de l’habitation et de son maître. « Tsimanandia » « l’Errante » et son fils « Tsifanoro », « Celui qu’on ne montre pas » sont repris par M. de Crémont. Elle se fait racheter pour servir au Domaine !

Illustration: Denis Vierge

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